DROIT NUCLÉAIRE
I. Le Cadre juridique des activités nucléaires
M. Montjoie

1. POURQUOI UN DROIT NUCLEAIRE ?
     1.1. L’énergie nucléaire, une énergie « comme les autres »

     1.2. L’énergie nucléaire : une énergie particulière
     1.3. L’évolution du droit nucléaire
2. LE CHAMP D’APPLICATION MATERIEL DU DROIT NUCLEAIRE
3. LA PLACE PREPONDERANTE DU DROIT INTERNATIONAL
     3.1. Un paradoxe apparent

     3.2. La nécessité du droit international, sa place dans le droit interne
     3.3. L’irruption « naturelle » mais tardive (sauf en ce qui concerne la responsabilité) du droit international nucléaire
     3.4. Les grands acteurs du droit international nucléaire
     3.5. La nature des sources du droit international nucléaire


La première partie porte sur la nécessité d’un encadrement juridique pour assurer ces activités « sereinement », la deuxième partie portera sur la teneur de ses principales dispositions internes et internationales.
Le droit n’a pas pour but de décider d’interdire ou de permettre telle ou telle activité, de favoriser son développement ou non, c’est le rôle du politique. Le droit doit assurer, dans le respect de ses principes généraux, une sécurité juridique de l’activité concernée, autorisée par les pouvoirs publics.
La question de base est, en ce qui concerne les activités nucléaires : les dispositions du droit « commun » conviennent-elles ou faut-il prévoir des dispositions spécifiques ?



1. POURQUOI UN DROIT NUCLEAIRE ?
                   

1.1. L’énergie nucléaire, une énergie « comme les autres »

Comme pratiquement toutes les activités industrielles, les applications pacifiques de l’énergie nucléaire apportent un « bénéfice » à la société mais présentent des risques d’accidents. La balance « coût » / bénéfice est une des raisons qui justifient la mise en place de règles juridiques encadrant les activités industrielles. L’aspect bénéfice nécessite des règles juridiques, même si cela n’apparaît pas évident : mesures fiscales, subventions, etc.…L’aspect risque nécessite, de façon plus évidente, un encadrement juridique lié à la capacité de maîtrise du risque (permettant son acceptation par la société), et aux conséquences d’accidents (le risque zéro étant impossible).

1.2. L’énergie nucléaire : une énergie particulière

L’existence d’un droit nucléaire sous-entend que les règles existantes, dans les sociétés industrielles ayant un système juridique (même sophistiqué) encadrant leurs activités, ne conviennent pas toujours pour les activités nucléaires.

La raison principale est que le risque nucléaire est spécifique. Cette spécificité repose essentiellement sur la radioactivité ; une autre spécificité (moins nette aujourd’hui car elle n’est plus unique) est la gravité potentielle et la très faible probabilité d’occurrence des accidents. Une autre raison enfin est la complexité technologique de l’activité.

Cette « nécessité » d’un droit nucléaire ne signifie pas que l’ensemble des activités nucléaires est régi par ce droit, les activités nucléaires restant soumises pour une part essentielle au droit commun ou à d’autres droits « spécifiques », notamment le droit de l’environnement. Pour certains la tendance serait à la limitation de ce droit d’exception. D’une façon peut-être un peu excessive, le professeur Yves Gaudemet affirme dans la préface de la dernière édition du Recueil CEA de législation et de réglementation des activités nucléaires : « hormis ces deux domaines [la sûreté nucléaire et la radioprotection], l’alignement du droit nucléaire sur le droit commun est pratiquement absolu ».

Le droit nucléaire doit donc :
    • fixer des règles d’autorisation et de contrôle pour assurer la maîtrise des activités nucléaires en tenant compte de leurs particularités ;
    • assurer une réparation en cas de dommage nucléaire, adaptée à la nature des dommages ;
    • se conformer, bien sûr, aux obligations internationales en la matière.

1.3. L’évolution du droit nucléaire

Chaque Etat a mis en place des dispositions, législatives ou/et réglementaires, pour encadrer les activités nucléaires sur son territoire, mais ce qui caractérise le droit nucléaire est : « [qu’] on peut affirmer que ses aspects originaux proviennent essentiellement de recommandations ou de règles adoptées sur le plan international » (Droit nucléaire, Collection CEA Synthèses, rédigé sous la direction de M. Pascal, Eyrolles Paris, 1979, p. 11). Il serait donc vain de présenter le droit nucléaire uniquement par une approche nationale.

En ne distinguant pas nécessairement le droit interne et le droit international, on peut distinguer trois « générations » de droit nucléaire :
    • la première génération est celle des « pionniers » et s’étend de l’année 1945 jusqu’à la fin des années soixante, avec d’abord la création des premiers organismes publics nationaux : l’United States Atomic Energy Commission (U.S.A.E.C.), l’United Kingdom Atomic Energy Authority (U.K.A.E.A.), le Commissariat à l’énergie atomique (C.E.A.) et plus tard avec la création des organisations internationales spécifiques à cette activité : l’Agence internationale de l’énergie atomique (A.I.E.A.), l’Agence de l’O.C.D.E pour l’énergie nucléaire (A.E.N.) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (C.E.E.A. ou Euratom). La mise en place de cette première génération se fait dans un climat de confiance dans cette nouvelle technologie, sans ignorer ses risques exceptionnels. Il s’agit de construire ab initio un cadre juridique (et institutionnel). Si ce droit a bien anticipé les risques en établissant des règles spécifiques de réparation (les premiers textes datent de la fin des années cinquante), il a révélé des faiblesses (spécialement en ce qui concerne la sûreté ) qui n’ont pas encore été complètement corrigées au plan international.
    • la deuxième génération couvre la période des années soixante dix jusqu’à 1986, date de l’accident de Tchernobyl, qui a marqué un tournant dans l’évolution du droit international nucléaire. La période se caractérise, d’une part par le véritable développement industriel des applications pacifiques de l’énergie nucléaire sous la pression des crises pétrolières en ce qui concerne les programmes électronucléaires, d’autre part par l’influence du mouvement écologiste. Des réglementations nationales concernant la sûreté des installations, l’impact sur l’environnement, la gestion des déchets radioactifs (textes qui ont servi de modèle à l’encadrement des autres activités à risques) ont alors été mises en place. Le droit international reste encore pratiquement limité au domaine de la responsabilité civile nucléaire.
    • la troisième génération est marquée par « l’explosion » (au sens figuré !) du droit international nucléaire, qui n’avait tout de même pas attendu l’accident de Tchernobyl pour se développer.


2. LE CHAMP D’APPLICATION MATERIEL DU DROIT NUCLEAIRE                   

Toutes les activités mettant en jeu la radioactivité (au dessus d’un certain seuil) sont bien sûr concernées par le droit nucléaire. Mais pour fixer les idées il apparaît utile de rappeler les principales activités qui normalement font l’objet de « réglementations » spécifiques.

Nous mettrons à part la radioprotection, qui n’est pas à proprement parler une activité, mais une discipline pivot de l’activité nucléaire et un volet important du droit nucléaire car d’une certaine façon elle permet de fixer les seuils à partir desquels s’appliquent les règles de sûreté nucléaire et les règles de réparation des accidents nucléaires. Parmi les installations nucléaires de base (terminologie française), qui relèvent « par définition » du droit nucléaire, il faut citer celles du cycle du combustible :

    • les mines et les installations de concentration et de conversion ;
    • les usines d’enrichissement ;
    • les usines de fabrication du combustible ;
    • les réacteurs ;
    • les usines de retraitement ;
    • les installations de gestion des déchets radioactifs (traitement, entreposage, stockage) liées au cycle du combustible et aux autres activités citées ci-dessous. Mais il ne faut pas « oublier » :
    • les réacteurs de recherche, les laboratoires et autres installations de recherche (accélérateurs, tokamak, ..) ;
    • les sources radioactives utilisées en médecine et dans l’industrie.


3. LA PLACE PREPONDERANTE DU DROIT INTERNATIONAL                   

3.1. Un paradoxe apparent

Sous l’influence de l’origine étatique des activités nucléaires à leur origine, celles-ci se sont placées naturellement dans un contexte souverainiste. Cette tendance au « chacun chez soi » est encore très forte dans les grands pays nucléaires, notamment dans le domaine de la sûreté nucléaire. De toutes façons le droit interne reste bien sûr le cadre juridique dans chaque pays, avec la transposition éventuelle des règles internationales en fonction de la teneur des textes concernés et des dispositions constitutionnelles de l’Etat.

3.2. La nécessité du droit international, sa place dans le droit interne

Deux types d’éléments interviennent pour que le droit international nucléaire prenne le « dessus » : d’une part le caractère international « par nature » du risque de contamination transfrontière et des mouvements transfrontières de matières nucléaires ou de déchets radioactifs, qui fait que seul le droit international peut apporter une réponse ; d’autre part l’intérêt d’une harmonisation des réglementations dans un contexte « mondialisé ». Mais la rigidité de la mise en place de règles juridiques internationales fait que ce droit reste lacunaire, alors que le droit interne est obligé de mettre en œuvre des règles pour toutes les situations qui le justifient et qu’il peut le faire « facilement ».

Un autre élément général explique la prépondérance du droit international (lorsque les dispositions existent bien sûr) : c’est la primauté du droit international sur les droits internes, reconnue pratiquement universellement et inscrite d’ailleurs dans la Constitution française. Lorsque des textes internationaux auxquels la France a souscrit ou lorsque des principes généraux ou coutumiers du droit international (plus rare en ce qui concerne le nucléaire) existent, la France « n’a pas le choix », elle doit appliquer ces dispositions et non celles « équivalentes » éventuellement existantes du droit national.

Une dernière remarque liée à l’existence de l’Union européenne (dont la France fait partie) ; sans entrer dans la querelle de doctrine entre les juristes communautaristes et les juristes internationalistes qui se battent pour savoir si le droit communautaire fait partie ou non du droit international, le droit communautaire, qui à notre avis est issu du droit international et en applique les règles en apportant des spécificités inscrites dans les traités constitutifs (notamment le traité Euratom), apporte une contribution redoutable (et redoutée !) dans la pratique juridique française.

3.3. L’irruption « naturelle » mais tardive (sauf en ce qui concerne la responsabilité) du droit international nucléaire

La coopération internationale a démarré très tôt (après la levée de la politique du secret des Etats-Unis en 1953) entre les Etats dans le domaine nucléaire, mais le droit international nucléaire a été long à prendre sa place sous la pression souverainiste, déjà évoquée, des principaux pays nucléaires.
La coopération internationale a porté au début sur des échanges de connaissance pour assurer le développement de cette technologie ; plus tard, notamment à la suite de l’accident de Tchernobyl, la coopération a porté sur la maîtrise de risques que l’on « découvrait » transfrontières.

L’émergence du droit international nucléaire a été facilitée par l’existence de dispositions communes à plusieurs pays. Mais aujourd’hui, tout naturellement, le droit international est à l’origine de nouvelles réglementations nationales.

Le droit international s’est en partie imposé par les questions du public après l’accident de Tchernobyl portant sur :
    • n’existe-t-il pas d’obligations internationales des gouvernements de communiquer immédiatement aux pays voisins (ou même éloignés) les informations relatives au risque de contamination radioactive à la suite d’un accident survenu sur leur territoire ?
    • n’y a-t-il pas des règles internationales à appliquer d’urgence par les autorités compétentes pour protéger la population contre les dangers de la radioactivité ?
    • n’y a-t-il pas d’obligation internationale sur les normes minimales de sûreté ? Les installations ne sont-elles pas soumises à des inspections internationales ?
    • y a-t-il des mécanismes internationaux qui assurent la réparation des dommages causés à d’autres pays que celui où l’accident nucléaire s’est produit ?

Les réponses non entièrement satisfaisantes à ces questions (sauf peut-être la dernière) ont été le déclencheur (avec réticence) pour les Etats, sachant que les organisations internationales travaillaient depuis longtemps sur ces sujets, mais sans arriver à convaincre leurs Etats membres d’établir des textes contraignants.


3.4. Les grands acteurs du droit international nucléaire

Avant de développer dans la deuxième partie les grands domaines du droit nucléaire en précisant les aspects nationaux et internationaux, il convient de se pencher sur les grands acteurs du droit international nucléaire.

Les sources du droit international reposent essentiellement sur les travaux au sein des organisations internationales spécialisées : l’A.I.E.A., organisation intergouvernementale à vocation universelle, l’A.E.N., organisation intergouvernementale dans le cadre de l’O.C.D.E., Euratom dans le cadre de l’Union européenne, auxquelles il faut ajouter une organisation non gouvernementale, la C.I.P.R. D’autres organisations internationales jouent un rôle sans être spécialisées dans le nucléaire : l’O.M.S., la F.A.O., l’O.M.I., et l’O.I.T.
    • La Commission internationale de protection radiologique (C.I.P.R.) a une double histoire : elle a été créée en 1928 sous le nom de Comité international de protection contre les rayons X et le radium et rebaptisée C.I.P.R. en 1950.
    • L’Agence internationale de l’énergie atomique (A.I.E.A.) dont le statut est entré en vigueur le 29 juin 1957. C’est une organisation intergouvernementale classique à vocation mondiale. Elle comprend actuellement 137 pays.
Ses principales missions sont les suivantes :
     — le contrôle de la non-prolifération des armes atomiques (article III A. 5.),
     — l’assistance technique, notamment aux pays en voie de développement (article III A. 1.),
     — l’adoption de standards dans le domaine de la sûreté (article III A. 6.).
    • L’Agence de l’O.C.D.E. pour l’énergie nucléaire (A.E.N.) créée le 20 décembre 1957 sous le nom d’Agence européenne pour l’énergie nucléaire de l’Organisation européenne de coopération économique et devenue A.E.N. en 1972.
A l’origine, ses principales activités concernaient la création d’entreprises communes pour la recherche et le développement technique de l’énergie nucléaire (ex. : Eurochemic), la radioprotection, la formation du droit nucléaire. Elles s’étendent maintenant à l’ensemble des aspects techniques et juridiques de la sûreté et de la réglementation nucléaire. Sa caractéristique, par rapport à l’A.I.E.A., est d’être constituée d’un groupe homogène de pays développés avec, parmi eux, les plus avancés dans la technologie nucléaire. Elle comprend actuellement 28 pays.
    • La Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom), instituée par le traité signé à Rome le 25 mars 1957, à la même date que celui instituant la Communauté économique européenne, et entré en vigueur le 1er janvier 1958 ; son objectif était de « créer les conditions de développement d’une puissante industrie nucléaire » (Préambule). L’évolution de la politique énergétique de la Communauté européenne a réduit considérablement cet objectif aujourd’hui, mais le rôle d’Euratom reste important, depuis l’origine dans le domaine de la protection sanitaire de la population et des travailleurs contre les dangers résultant des radiations ionisantes [Titre I, article 2 b) et Titre II, chapitre 3, articles 30 et suivants du traité Euratom], et le devient aujourd’hui dans le domaine de la sûreté nucléaire, suite à un arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 10 décembre 2002 qui, dans un conflit Commission c. Conseil, a reconnu une compétence à Euratom en la matière. L’Union européenne participe dans ses différentes composantes (car il n’y a pas qu’Euratom qui est partie prenante) au développement du droit international nucléaire.

3.5. La nature des sources du droit international nucléaire

Elle est de deux sortes :
    • des sources informelles non contraignantes : recommandations des organisations internationales, publications de la C.I.P.R, codes et guides de l’A.I.E.A., conclusions de comités d’experts de l’A.E.N. ;
    • des instruments classiques du droit positif : accords bilatéraux, conventions internationales établies sous les auspices des organisations internationales concernées, décisions de l’A.E.N., règlements ou directives communautaires.

Sur un plan formel, seuls les textes de droit positif (hard law) font partie du droit nucléaire, mais les autres textes (soft law) élaborés par les organisations internationales citées précédemment et spécialement la C.I.P.R., l’A.I.E.A et l’A.E.N. ont une place spéciale et importante dans le cadre du droit nucléaire, d’une part parce qu’ils sont le plus souvent des vecteurs d’harmonisation des législations internes, d’autre part parce qu’ils ont été établis très tôt et mis à jour régulièrement et qu’ils servent de cadre à l’établissement de certaines conventions internationales.


Association des Retraités du groupe CEA, indépendante de l'Etablissement Public de Recherche             haut de page —>>haut de page